Solastalgia
En 2003, deux ans avant le lancement de Google Earth, le philosophe de l’environnement Glenn Albrecht introduit le terme solastalgia afin de décrire un sentiment de détresse causée par les changements climatiques. Albrecht écrit : « À la différence de la nostalgie – la mélancolie que ressentent certains individus lorsque séparés de leur foyer – la solastalgie réfère à une détresse causée par les changements qui impactent les individus alors qu’ils sont toujours en relation avec leur environnement » (1). Le fait que ce néologisme soit introduit juste avant l’arrivée de Google Earth révèle une anticipation d’un registre fondamental psychologique qui serait produit grâce à des vues aériennes de paysages. Ainsi, la solastalgie pourrait être considérée comme un ensemble de données affectives, superposées en des images satellites, qui illustrent souvent, grâce à un jeu d’avant et d’après, l'effondrement des écosystèmes et la destruction du chez-soi.
La première image que rencontre l’internaute dans le monde interactif cartographique de Google Earth est une image composite. Formée de billions de pixels tirés de plus d’un milliard d’images satellites et aériennes raccommodées les unes aux autres, cette image propose un printemps mondial généralisé, un état qualifié de Pretty Earth (belle Terre) selon Google. La série Solastalgia de Matt Shane semble répondre à cet artifice du printemps éternel et du paysage idéalisé devenu monumental dans ce vide numérique. S’aventurant dans des régions extraterritoriales, là où Google Earth ne peut conserver sa forme, Shane remet en question l’intégrité structurelle de façon à ce que l’architecture et les infrastructures commencent à fondre ou à se dissoudre. Ce qui apparait alors, ce ne sont plus des images, mais des processus dont les formes semblent plus destructrices que génératives. En enregistrant la transformation rapide des écologies, celles-ci deviennent des exemples de ce que Susan Schuppli qualifierait d’hyperimages (2).
Solastalgia est également un corpus d’images composites – une série de peintures réalisées grâce à une stratégie cumulative qui se lisent comme des artefacts numériques. Cela ne veut pas dire qu’elles soient photographiques au sens qu’elles empruntent au réalisme. Plutôt qu’elles utilisent de manière convaincante un langage pixélisé qui se situe adroitement entre la formulation de points de données et une résolution corrompue. À l’instar de la couleur assignée aux longueurs d’ondes dans les images satellite, Shane utilise une palette de couleurs hyperboliques afin de réaliser ses paysages dans un ensemble de rouges vivides et de roses pâles, parfois marqué de taches sombres dont la surface n’est pas sans rappeler la viscosité des marées noires. Ce sont des images d’images qui concèdent vivre dans une ère post-photographique. En autres mots, leur valeur est exprimée non seulement par les informations discrètes qu’elles contiennent, mais également dans la relation cultivée entre chaque œuvre de cette série, étendues en un flux d’images enracinées dans une culture visuelle qui se reproduit et circule en permanence.
Traduction d’un texte de Tracy Valcourt
La pratique individuelle de Matt Shane intègre la peinture et le dessin sous différentes formes, celles-ci affichant toutes une exécution assurée et une compréhension du médium employé. Par le biais d’éléments imaginatifs et conceptuels couplés à une vision généreuse et humaniste, Shane questionne les lieux en tant qu’idées. Il crée des panoramas qui engage le visiteur, tout en amenant ce dernier à dresser un portrait mental du paysage par le biais d’une approche systématique, une approche qui peut être comprise comme littérale, politique, technologique, mais également comme esthétique et abstraite. Shane vit et travaille à Montréal et détient une maîtrise de l’Université Concordia. L’artiste a reçu de nombreuses bourses et commissions au cours de sa carrière et a complété des résidences à l’international, notamment à la Nordic Artist’s Centre Dale en Norvège. Son travail a été acquis par de nombreuses collections, telles que celle la Banque de Montréal, Caisse Populaire Desjardins, Hydro-Québec, le Musée d’art contemporain des Laurentides et le Musée d’art contemporain de Montréal.
(1) Glenn Albrech et al. “Solastalgia: The Distress Caused by Environmental Change,” Australasian Psychiatry, Feb. 2007. [traduction libre]
(2) Matthew Fuller et Eyal Weizman, Investigative Aesthetics, London; New York: Verso, 2021, 79.